L'actualité de ces dernières semaines a été marquée par les élections législatives en Egypte : nées du Printemps arabe, rendues possibles par la chute de l'ex-Président Hosni Moubarak, les premières élections libres, démocratiques et transparentes de l'histoire du plus peuplé des pays arabes (parce que oui, j'en suis convaincu, elles étaient vraiment démocratiques et quoi qu'on en pense leurs résultats reflètent la volonté du peuple égyptien) ont été remportées par... des partis religieux, partisans d'un islam politique. La victoire (avec 47% des sièges de la nouvelle Assemblée) du Hizb al-hurriya wa al-adala (Parti de la Liberté et de la Justice), créé par les Frères Musulmans, le plus grand mouvement islamiste au monde, n'est une surprise pour personne puisque les Frères (dont vous pouvez voir le logo), persécutés sous Moubarak, ont réalisé une énorme montée en puissance depuis la Révolution (alors qu'ils avaient été très hésitants à la soutenir à ses débuts) en se présentant comme tenants d'un "islamisme modéré". Par contre, personne ne s'attendait à ce que la deuxième place revienne aux salafistes, mouvement religieux radical et ultraconservateur, dont le parti Al-Nour (La Lumière) a obtenu 24% des sièges. Avec Al-Wasat (Le Milieu), parti composé de dissidents plus libéraux des Frères Musulmans, les islamistes occuperont donc en tout 74% des sièges. L'ensemble des partis laïcs n'en occuperont que 26%.
Pendant la période électorale, plusieurs médias français (par exemple Le Point et La Croix, ou encore le site Actualité chrétienne du journaliste évangélique Paul Ohlott) ont évoqué un détail pour le moins surprenant : le vice-Président du Parti de la Liberté et de la justice, branche politique des Frères Musulmans, est... un chrétien copte égyptien ! Plus encore : il s'agit d'un protestant évangélique ! Qui est donc cet homme, Rafiq Habib (RafiQ, pas RafiK, un peu de respect pour la belle langue arabe s'il vous plaît !) ? Son nom ne dit sans doute rien à la plupart d'entre vous, mais moi je le connaissais et m'intéressais déjà à lui depuis longtemps, avant même la chute de Mubarak.
Au fil de sa carrière, Rafiq Habib a toujours recherché le dialogue
![](https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEh6q0ZbUdKq-fCEwVNTjBd692SZpeizv15mS7s8tSanPOGYV249EMLjxp2EjCxIddZypGIHmrcRNabrcfC8_i0yzr-_Eju-s9dJj0ahI1fqqYjrappD7WWQICFwGro6GdzbiUBV36iJyeNc/s200/0536_rafik_habib.jpg)
Il dialogue même avec les musulmans les plus radicaux : cela fait longtemps déjà qu'il est très proche des Frères Musulmans (cf la photo, où on le voit en discussion avec l'ancien Guide suprême de la confrérie, Mohamed Mehdi Akef). Et, chose surprenante pour un chrétien convaincu, il se reconnaît dans le projet de société proposé par les Frères Musulmans.Rafiq Habib n'a jamais cherché à rejoindre la confrérie, mais il a milité dans plusieurs organisations politiques qui en dépendent, et à présent il est vice-Président de leur parti : il pense en effet que les organisations religieuses sont pour ceux qui appartiennent à cette religion, mais que les organisations politiques sont ouvertes à tous ceux qui partagent leur projet de société.
Qu'est-ce donc qui peut attirer un chrétien convaincu dans le programme politique des Frères Musulmans ? Je vais à présent expliquer ses idées point par point, tout en donnant à chaque fois mon appréciation personnelle.
Le cheminement intellectuel de Rafiq Habib part du constat d'une profonde différence entre les sociétés occidentales et la société égyptienne, valable aussi pour la plupart des autres sociétés arabo-musulmanes : alors qu'en Occident, même chez les croyants convaincus, la pratique religieuse est dissociée de la vie publique et l'Etat et la société sont laïcs, dans sa culture la religion est omniprésente dans tous les domaines de la vie quotidienne, publique et privée. Et ce pour les chrétiens comme pour les musulmans. Il et déduit que la laïcité à l'occidentale est une imposition coloniale et un concept étranger à sa culture. Habib est culturaliste : il pense que les systèmes politiques doivent refléter les valeurs dominantes des sociétés qu'ils régulent. Dans ce cas contraire, comme pour les dictatures arabes laïques comme celles de Moubarak, le pouvoir est illégitime et sera obligé de recourir à la force pour s'imposer. Mais s'il est en accord avec les valeurs de la société, il sera respecté par celle-ci et n'aura pas besoin de recourir à la force. Or, la société égyptienne est profondément religieuse, la population chrétienne comme musulmane attache énormément d'importance aux valeurs religieuses et la religion fait encore partie intrinsèque de la vie publique, sur ce point le récent échec des partis laïcs aux élections lui donne raison. Par conséquent, la société égyptienne a besoin d'un pouvoir religieux. Et, parce que l'islam est la religion majoritaire numériquement (il n'émet ici aucun jugement de valeur, il fait simplement ce constat), il doit d'agir d'un Etat islamique.
Ici, je le rejoins jusqu'à un certain point : je suis très profondément attaché à la laïcité en France, mais je ne pense pas que ce concept soit forcément universel et valable partout. Ou plutôt : le fond l'est oui, le principe d'égalité de toutes les religions et de séparation du pouvoir religieux et politique, temporel et spirituel ; mais la forme peut, et doit, être adaptée aux différentes cultures. Je pense d'ailleurs que vouloir imposer notre version de la laïcité dans des sociétés où ce concept est étranger peut être assimilé à une forme de néo-colonialisme.
Par contre, le programme des Frères Musulmans est sur bien des points contraire aux droits humains les plus élémentaires, universellement reconnus dans toutes les sociétés. Par conséquent, même si depuis que j'en ai entendu parler pour la première fois j'ai toujours eu énormément de respect pour Rafiq Habib, ses idées et son action, je pense qu'il est vraiment allé trop loin après la Révolution en rejoignant ce parti. Il a dit aussi qu'il approuve la position des Frères Musulmans d'interdire aux Coptes l'accès à la Présidence de la République dans la nouvelle Egypte, parce que selon ses propos, "la démocratie, c'est le pouvoir de la majorité et en Egypte, la majorité est musulmane" : là je ne suis évidemment pas du tout d'accord !!!
Rafiq Habib distingue ceux qu'il appelle les "militants",
Mais, quelle serait la place de l'Eglise chrétienne dans une telle société égyptienne islamique ? Les chrétiens ne seraient-ils pas tout simplement menacés d'extinction ? En fait, et contrairement à l'écrasante majorité des Coptes et des chrétiens occidentaux, Rafiq Habib pense que le plus grand danger pour les chrétiens d'Orient n'est pas l'islamisation : c'est la laïcisation de la société, qui les fait perdre leurs racines et ouvre la voie au matérialisme. Dans une Egypte laïque, l'influence de l'Eglise sur la société serait limitée. Dans ce sens, un islamisme qui reconnaîtrait et protégerait les minorités religieuses comme le Coran stipule que l'Etat islamique doit le faire (mais en faisant d'eux des citoyens de second rang...) serait en réalité la meilleure protection pour les chrétiens d'Orient.
Et qu'est-ce que j'en pense moi, de tout ça ? Bien évidemment, je ne souhaite SURTOUT PAS un retour de l'Egypte à une société islamique fondamentaliste ! MAIS, dans le cas si peu souhaitable mais malheureusement pas impossible où c'est ce qui arriverait, les idées de Rafiq Habib ne seraient-elles pas justement la clé pour permettre à l'église de s'intégrer à une telle société, y survivre... et y être un témoin de l'Evangile !!! A chacun d'en juger, moi je pense que c'est tout à fait possible.
Enfin, Rafiq Habib a toujours cru en la démocratie. Et il croit que l'islamisme "modéré" des Frères Musulmans est compatible avec la démocratie. Il est convaincu que les revendications démocratiques de la confrérie sont sincères. Il souhaite en convaincre la communauté chrétienne égyptienne qui dans son immense majorité ne le croit pas du tout et redoute par-dessus tout que leur situation devienne encore plus précaire si les Frères prennent le pouvoir.
Qu'en penser ? Il faut d'abord remarquer que ce n'est que tout récemment que les Frères Musulmans ont commencé à se réclamer de la démocratie, qu'ils avaient auparavant toujours décriée comme anti-islamique, arguant que la pouvoir appartient à Dieu et non au peuple. Les Frères ont tout simplement pris le train en marche (tardivement en plus) lors de l'émergence des revendications démocratiques de la jeunesse arabe. Le renversement de Moubarak est exclusivement le fait de jeunes proches des milieux politiques libéraux et de gauche, les Frères n'y ont aucunement participé. Cela suffit à se douter qu'il s'agit d'une manoeuvre purement opportuniste. Donc, avec tout le respect que je dois à Rafiq Habib, sur ce point son attitude est empreinte d'un aveuglement flagrant... et qui plus est, elle permet à un mouvement islamiste dangereux de se servir de lui comme vitrine pour rassurer l'Occident et comme "cheval de Troie" pour faire entendre sa voix dans la communauté copte qui leur a toujours été hostile. Certes, il est important d'avoir un témoignage chrétien dans toutes les catégories de la société, même les plus difficiles ; cependant n'est-ce pas compromettre ce témoignage que de cautionner un programme politique qui ne respecte pas les droits de l'homme ?
Mais tout espoir de réel progrès démocratique est-il perdu pour autant ? Je ne pense pas, parce que si l'ensemble des leaders de la confrérie sont effectivement des religieux rigoristes n'ayant que faire de la démocratie et des droits de l'homme, il n'en est pas de même pour leurs militants de base. La majorité de l'électorat des Frères Musulmans (comme des salafistes) est un électorat rural, pauvre et souvent analphabète, qui est reconnaissant aux Frères Musulmans pour leurs réseaux d'aide sociale partout dans le pays. Mais leurs militants actifs, ce sont des jeunes, éduqués, qui s'inspirent des valeurs de justice et de liberté qu'ils trouvent dans leur compréhension de l'islam et qui souhaitent concilier islam politique et démocratie moderne. Ils ont manifesté côte-à-côte avec des jeunes musulmans laïcs et chrétiens pour exiger le départ de Moubarak et réclamer des réformes démocratiques. Après s'être battus pour la liberté, ils n'imposeront certainement pas une nouvelle tyrannie à leurs frères de lutte. Même si je n'ai aucune confiance dans les membres influents des Frères Musulmans (en tout cas la grande majorité d'entre eux, je veux bien croire qu'il y ait quelques exceptions, des "Pharisiens sincères"), leurs militants de base sont de vrais démocrates, surtout les jeunes. Par conséquent, même si la hiérarchie n'est pas démocrate par conviction, elle pourrait se voir contrainte au fil du temps de le devenir par opportunisme et par électoralisme, faute de quoi elle perdra le soutien de ses propres militants.
Et comment l'engagement de Rafiq
Un dernier point, sur lequel je conclurai : la vision de Rafiq Habib sur la place des chrétiens dans une société islamique prend en compte les communautés chrétiennes historiques, présentes depuis des siècles dans les sociétés majoritairement musulmanes et numériquement importantes. Mais il oublie totalement l'existence des chrétiens d'origine musulmane, qui sont exclus de cette communauté et considérés comme des traîtres par leur propre communauté d'origine. C'est la toute première question que j'aimerais beaucoup poser à Habib : quelle est leur place dans une société islamique telle qu'il la propose, sachant que d'après la doctrine officielle des Frères Musulmans, l'apostasie est un crime passible de la peine de mort ? Comment en tant que chrétien Rafiq Habib peut-il accepter une telle position ?
Voici donc les idées de Rafiq Habib, qui le poussent à militer pour les Frères Musulmans. Sa nomination comme vice-Président du parti a reçu une forte couverture médiatique (souvent de façon assez caricaturale d'ailleurs, notamment pour l'article du Point), mais peu de médias se sont pris la peine d'analyser plus en détail ses idées, et (à ma connaissance) aucune source chrétienne ne l'a fait. J'estime que ces idées sont novatrices et méritent d'être connues et comprises, notamment par les chrétiens qui ont dans l'ensemble été très surpris d'apprendre la nouvelle et n'ont pas compris sa position. D'aucun font des raccourcis simplistes et l'accusent de relativisme avec l'islam, ou encore de "préférer la gloire des hommes à la gloire de Dieu" (alors que ses choix lui ont plutôt valu la colère et le rejet des hommes qui comptent le plus pour lui, ceux de sa propre communauté). D'autre part, pour quelques-uns de ses (rares) défenseurs, il serait auréolé d'une sorte d'"amour supérieur", mystique, pour les musulmans alors que tous ceux qui s'opposent à lui sont forcément aveuglés par leur haine.... Quoi qu'on en pense, il faut lui reconnaître le courage d'oser avancer à contre-courant tout en s'attirant la haine et l'opposition de toutes parts. A-t-il raison, se trompe-t-il de combat ? A chacun d'en juger, mais pour juger il faut connaître.
Pour ceux qui ont envie d'en savoir plus, je recommande cette excellente analyse de Religioscope, un site de référence en matière de sociologie des religions, duquel je me suis d'ailleurs beaucoup inspiré pour cet article. Et si vous lisez l'anglais, je recommande encore plus chaudement, d'un point de vue chrétien, la réflexion en deux parties (partie 1 et partie 2) d'un chrétien occidental qui vit en Egypte, sur la pensée de Habib et notamment la notion d'amour des ennemis.
Et dans mon prochain article, je compte vous parler de plusieurs autres Coptes qui vont probablement jouer un rôle important dans l'ère post-Moubarak.
2 commentaires:
Merci pour cet article de qualité.
Pour une fois (je dis pour une fois par rapport aux autres sites chrétiens qui auraient traité ce sujet), l'information est analysée très objectivement, l'argumentation et l'analyse personnelle sont très pertinentes, et on ne tombe pas dans le « ouh ouh ! » gratuit et naïf.
Bravo encore !
L'article est vraiment long, je préfère me le faire en plusieurs fois (surtout que ce sont des problématiques que je ne maîtrise pas forcément). Mais je devais en tout cas te féliciter pour ce superbe article! On sent le travail de recherche derrière.
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